Retour à Utopia, enfin…

Utopia, une île merveilleuse créée par le chancelier du royaume d’Angleterre Thomas More au début du 16ème siècle : pas tout à fait la Grande Bretagne mais presque. L’espace idéal, pour l’individu et la communauté. Ainsi, sur l’île d’Utopia, il n’y a pas de propriété privé ni de monnaie, chacun se sert au marché en fonction de ses besoins. L’oisiveté est interdite. Il n’y a pas de femmes au foyer, pas de prêtres, pas de nobles, pas de valets, pas de mendiants. Toutes les maisons sont identiques et tout le monde est obligé de déménager tous les dix ans – pour ne pas s’enraciner. Pour les guerres, l’île d’Utopia utilise des mercenaires, qui sont censés se faire massacrer avec leurs ennemis durant la bataille, afin que l’outil se détruise en même temps que sa cible.

Mais où est donc cette île merveilleuse ? Nulle part. U-topos signifie sans lieu. Non lieu au bonheur. Car si on l’écrit eu-topos, alors c’est le lieu même du bien et du bonheur. Mais quoiqu’il en soit, l’utopie ne manque pas d’autodérision : le prince d’Utopia se nomme Adème (le prince sans peuple), la capitale Amaurote (la ville obscure), le fleuve Anhydre (sans eau) et le narrateur Raphaël Hythloday, archange diseur de non-sens. L’autodérision est indispensable à l’utopie pour éviter quelle ne devienne par trop dogmatique. Marxistes ou libéraux, les utopistes politiques l’ont parfois appris à leur dépens. Mais l’utopie est ailleurs aussi. Elle est dans l’art. Elle est architecturale – la ville heureuse de Renzo Piano, la cité radieuse du Corbusier… – et picturale. “L’Utopie picturale” ? Une exposition plurielle proposée par le jeune peintre Eric Winarto, à la Villa Dutoit, jusqu’au 3 février, qui inclut de nombreux artistes, d’ici et d’ailleurs, inconnus ou reconnus.

L’utopie picturale, c’est une vie dédiée à la peinture – à la sienne d’abord – mais plus largement, à la Peinture. Dans laquelle Winarto inclut d’ailleurs sculpture et vidéo. Une vive dédiée à la créativité – la sienne certes mais Winarto expose aussi ce qui constitue déjà une collection d’œuvres d’artistes amis, des œuvres offertes ou achetées, au gré des coups de cœur, des coups de connivence, de la fascination parfois, de l’intérêt toujours, pour le travail de l’autre, quand cet autre est comme lui plongé dans la peinture. Oui, plongé dans la peinture : Eric Winarto nous parle de Roman Opalka, il nous parle d’Yves Klein. Et du peintre français Jacques Coulais, qui aura représenté pour lui une inspiration essentielle de cette exposition.

Jacques Coulais, c’est l’utopie absolue. C’est le peintre tétraplégique qui peignait avec les roues de sa chaise roulante, refusant absolument qu’on le considère comme une personne handicapée et revendiquant farouchement le statut de peintre. Dans une vidéo que lui a consacrée Marin Raguz, Jacques Coulais nous dit : “Mais qui, qui aura eu la chance, comme moi, de pouvoir peindre pendant trente ans ? ” Ce bonheur-là, le bonheur de créer, le bonheur difficile de l’artiste, de s’arracher aux circonstances pour rejoindre l’île merveilleuse, c’est très exactement ce qu’Eric Winarto appelle l’Utopie picturale.

Sur la tombe de Jacques Coulais, en-dessous de “Pictor Maximus” – à la fois conviction et dérision, de la part du peintre qui décida de son épitaphe bien avant l’heure – Jacques Coulais a fait écrire aussi cette phrase du philosophe de l’art Paul Ardenne, son grand ami : “L’art ne nous sauve pas du désastre mais du moins, il convertit le désastre en espérance”. Modeste utopie ? Utopie à la mesure de l’espérance que la création, toujours, nous humanise.

Jacques Coulais appelait d’ailleurs sa chaise roulante, son indispensable pinceau : “La chaise des utopies”.

Retour à Utopia. C’est à la Villa Dutoit.

Images : Les peintures de Jacques Coulais, dans l’exposition à la Villa Dutoit, commissaire Eric Winarto. © Marin Raguz

Publié dans Les Quotidiennes le 23 janvier 2013

La galerie municipale de Nanterre, qui avait montré et suivi le travail d’Ali Kazma (auteur d’un film sur Jacques Coulais, Painter) a décidé d’acquérir pour sa collection une toile de Jacques Coulais.

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Sandrine Moreau, de la galerie municipale de Nanterre, Ali Kazma et Jacques Coulais, en mars 2011 à la galerie Analix Forever à Genève.